Au cœur du vivant

De ces émotions intimes, comment rassembler des collectifs, personnalités, structures autour du goût pour raconter une histoire, faire émerger un récit engagé ? J’ai tenté d’aborder la question de DONNER GOUT comme je construis un projet urbain ou architectural en intégrant intrinsèquement la nécessité de renouer avec le vivant et d’agir.

commissaire
  • Chloé Bodart

DONNER GOÛT active tout d’abord des souvenirs d’enfance, des émotions gustatives et des mélanges de saveurs,

DONNER GOÛT connecte à la terre, à la nature et à sa production, nécessite de soigner son alimentation, de comprendre la provenance et la qualité de ce que nous ingérons,

DONNER GOÛT relie à soi-même et aux autres, au temps méditatif de l’épluchage, au plaisir du partage d’un repas collectif et joyeux, 

DONNER GOÛT unit au corps et au prendre soin, à la bouche et à une forme de sensualité,

DONNER GOÛT est un acte politique qui lie une préservation de nos ressources naturelles précieuses, un processus social et un plaisir charnel.

De ces émotions intimes, comment rassembler des collectifs, personnalités, structures autour du goût pour raconter une histoire, faire émerger un récit engagé ? J’ai tenté d’aborder la question de DONNER GOÛT comme je construis un projet urbain ou architectural en intégrant intrinsèquement la nécessité de renouer avec le vivant et d’agir.

Nous partons toujours du déjà-là, urbain, paysagé, bâti et humain.

Nous pouvons imaginer ici un territoire quelle qu’en soit l’échelle, un délaissé, un jardin, un champ, une friche, une colline, une ville. Nous y rassemblons les ingrédients pour habiter un projet situé, porté d’actions généreuses et accueillantes : 

  • — Réparer ou construire de quoi s’abriter, se protéger, en privilégiant les matériaux du site et de ses alentours, en l’adaptant à son usage, en faisant avec celui qui va y vivre, 
  • — Aménager les abords, ménager les bois et plantes, les reconnaitre, en planter, les manger,
  • — Réintégrer le vivant, se connecter avec l’animal, redonner une place à l’élevage et à la co-construction des relations de travail entre les humains et les espèces animales, en ville, en banlieue, à la campagne,
  • — Ouvrir à la dimension politique en faisant corps et acte de résistance, en réhabilitant l’alimentation comme une nécessité première, respectueuse de l’environnement et source de bien-être,
  • — Utiliser la dimension nourricière comme un prétexte à faire lien et à rassembler, à se mélanger et à fêter collectivement et solidairement ! (Cela nous a tellement manqué.)
  • — Déplacer le regard avec le pas de côté d’un artiste, détourner le sujet en rapportant une dimension culturelle et artistique, un éclairage, un décalage…

Pour refléter ce projet à la fois ambitieux et support de communs, et ces ingrédients issus de différentes disciplines, j’ai puisé dans différents horizons, des liens amicaux, des histoires de rencontre et de chantier afin d’incarner ce récit.

Commençant par la dimension architecturale, j’ai voulu privilégier la question de la réparation et de la réhabilitation du déjà-là, permettre de limiter l’étalement urbain en préservant la rareté des fonciers non bâtis, construire en mettant la matière là où elle est nécessaire et favoriser le recours à des matériaux issus de la nature, la terre et le bois. L’activation d’un processus de conception ou construction auprès des futurs utilisateurs, la maîtrise d’usage, permet de favoriser une appropriation dans le cadre de la construction à venir.

Le projet de l’agence d’architecture Belenfant Daubas avec le projet de l’école maternelle de la Madeleine à Fégréac intègre à la fois une réutilisation de bâtiments existants, un recours à des matériaux bio-sourcés, la construction de murs en briques crues par les enfants autour d’une cour plantée au cœur du projet.

Renouer avec le vivant par la balade gustative, prêter attention à notre environnement, jouer à pister, faire l’expérience d’un monde habité par la cueillette ou « marcher pour éclairer notre regard », tel est le projet du Collectif SAFI avec leur Expérience de cueillette, intégrant dans ce parti pris une dimension politique du regard sur notre biodiversité. « Nous cultivons la conviction que pour avancer sur les complexités du monde, des actes de tous les jours doivent être posés. Ils nous nourrissent, nous mettent debout, nous émerveillent, nous rendent curieux et nous inspirent… »

Le lien au territoire et au vivant se questionne également par la place de l’animal. En le réintroduisant en ville, le projet de Bergers urbains et Julie Lou Dubreuilh propose un autre rapport humain, comme le relate mes échanges avec Julie Lou : « Je suis à la porte de la Villette en train de garder un troupeau de mouton » me répond-elle, puis enchaine « Les enfants, vous reculez et vous marchez derrière les moutons ». Les Bergers Urbains mettent en place une agriculture naturelle au cœur de la ville, activant une dimension à la fois écologique et sociale. Mais aussi sociétale, puisqu’évoquer les animaux et l’alimentation nécessite forcément de parler d’un fameux sujet, la consommation de viande, des types d’élevage donc de la qualité de sa provenance.

Parler du goût et de l’alimentation questionne la fabrication des aliments : la préparation, l’assemblage, la cuisson. Rassembler par l’aliment cuit à plusieurs, toutes générations confondues, est l’objectif du projet de Chloé Adelheim et l’assemblée des noues, Ceci est mon corps. Ses regards croisés sur le pain, aujourd'hui en France, entrainent un processus de fabrication et de discussions. Prendre comme sujet le PAIN, base essentielle de notre alimentation dans les repas français est un véritable symbole, souvent révélateurs de notre propre rapport à l’alimentation.

Renouer avec le vivant, c’est aussi se retrouver autour d’une table et fêter. Olivier Dohin et Nicolas Simarik, deux artistes-cuisiniers ont organisé une manifestation culinaire et solidaire avec le projet de La ligne de feu. Accueillir pour un banquet solidaire, être ensemble autour d’une table, activer un recours à des producteurs locaux, faire lien en récupérant des invendus, des dons... et savourer sur des structures construites pour l’occasion. Pour l’édition nationale, le projet prend la forme d’un déménagement pour faire cuire 400 repas de la Fondation Abbé Pierre.

Et enfin, ces réflexions nécessitent le regard précieux de l’artiste, qui tourne, retourne ou détourne la question posée, le pas de côté avec le plasticien Boris Raux, et une sculpture-outil : La Fabrique de Sol Vivant.

Il questionne par son œuvre la fragilité du sol que l’on foule et que l’on travaille, le respect de sa production à venir… Cette œuvre s’érige au-dessus d’un espace de jardinage comme une fantastique structure habitée, en laissant le champ libre au sol. La façon dont on donne goût est un engagement et un véritable levier pour agir sur tout ce qui nous entoure, les sols, les aménagements urbains, la connexion avec le vivant, la préservation de notre biodiversité.

 

Chloé Bodart

Chloé sort en 2003 diplômée de l’école d’architecture de Paris-Belleville. En 1999, elle découvre auprès de Patrick Bouchain et de l’agence CONSTRUIRE qu’on peut apprendre et construire autrement, et commence avec lui une longue collaboration fructueuse. Une complicité qui se poursuit lorsqu’en 2008, elle crée sa structure chloé bodart/construire. En 2021, l’agence prend le nom de Compagnie architecture et s’installe dans un nouveau lieu qu’elle a réhabilité en un espace de travail pluridisciplinaire partagé avec des structures complices.

L’agence Compagnie architecture expérimente des projets permettant de développer une approche ajustée de la pratique de la maîtrise d’œuvre, en considérant qu’il est possible de construire autrement, avec l’homme et pour l’homme. Dans ses projets, elle intègre la dimension humaine, la rencontre et la valorisation de la maîtrise d’usage, l’expérimentation, le réemploi, la pluridisciplinarité et le requestionnement par le recours à la culture. La réutilisation sensible de l’existant, les projets « habités » et le chantier comme acte culturel sont au cœur de ses pratiques.

www.compagnie-archi.fr​