Voracité vs. frugalité 

La cuisine comme métaphore du design. 

commissaire
  • Giovanna Massoni

C’est la cuisine qui m’intéresse, en tant que lieu et action, fabrication des repas, expérimentation, outils et ustensiles, sa dimension collaborative et conviviale, mais surtout pensée et action de combinaisons casuelles, créatives ou chimiques d’ingrédients. Entre nécessité et désirabilité, la cuisine est une dimension universelle qui met en dialogue l’humain avec les éléments naturels et le vivant. Les cultures et les rituels de préparation se prêtent ici comme nulle part ailleurs à être transmis et partagés, copiés ou réinventés. La libre circulation des recettes est exemplaire : comme une base de données open source, elles voyagent de génération en génération, d’un pays à l’autre. On est tous prêts à apprendre, à partager des repas et à goûter des ingrédients exotiques sans trop se poser la question de l'origine éthnique ou de la religion des peuples qui les ont créés. 

La relation entre cuisine et design me semble un bon prétexte pour étaler une série de problématiques et de postures fondamentales. Il existe une affinité de base : la combinaison des ingrédients, le choix des matières premières, le dosage, les déchets, la centralité du processus et de l’expérience. Et une autre affinité qui est plutôt culturelle : le slow food et le slow design, le circuit-court, l’open source, le réemploi et la valorisation des déchets, la biodiversité et le respect des ressources naturelles à la base de la production des ingrédients / matériaux… Bref, des modalités et des attitudes qui répondent à un parcours de recherche apte à rejeter un passé productiviste à l’enseigne d’une alimentation et d’un design pré-confectionnés, en faveur d’une démarche circulaire, conviviale et collaborative, circuit-court et frugale.

Partant de cette réciprocité entre design et cuisine, je vous propose ici des extraits d’une interview réalisée dans le cadre du film produit par Belgium is Design The object becomes. par Alexandre Humbert, réalisateur, et moi-même en tant que commissaire du projet.

 

OS Circular Kitchen, Christiane Högner & Thomas Lommée, mars 2021 

À côté de cette pratique très significative, où ses fondateurs sortent complètement d’une configuration pyramidale de la production en créant une plateforme collaborative open-source et open-ended qui s’autoalimente grâce et uniquement à la participation d’autres créateurs (professionnels ou pas), j’ai voulu extraire de mon expérience récente des pratiques qui contribuent à renforcer l’ubiquité de ce mouvement. Objets/ services, outils pédagogiques et de transmission, événements, démarches, qui expriment la centralité de ces lieux (la cuisine / le design) comme laboratoires du développement durable, de la circularité et de l’inclusion culturelle et sociale. Du design comestible au design d’événements autour d’un jardin public d’herbes essentielles ; d’une cuisine 100% circulaire à un véritable « art du déchet alimentaire » ; en terminant par une allégorie du crudisme, avec une pratique exemplaire qui alimente les recherches et les démarches d’un collectif qui questionne les déchets d’excavation et leur réemploi dans l’architecture.     

(Thomas) Une cuisine est un lieu où l'on cuisine, où l'on fabrique et où l'on improvise aussi. Vous avez certaines recettes à suivre, mais vous pouvez aussi vous exercer à créer le repas. Et plus on s'améliore, plus on se sent libre de dévier du chemin, d'improviser et de commencer à créer ses propres recettes. Et je pense que c'est aussi un lieu d'apprentissage, une infrastructure d'auto-apprentissage : on apprend, non seulement le goût, mais aussi la chimie, la physique, la façon dont les différents composants réagissent les uns aux autres, fonctionnent ensemble ou non. 

(Christiane) C'est aussi une bibliothèque avec des livres de cuisine, où l'on prend le relais ou où l'on apprend des autres, de leur expérience et de leur parcours. Et vous pouvez vous plonger dans leurs univers. Et c'est drôle, avec les livres de cuisine, on ne se demande pas si on a le droit ou non de suivre le chemin ou l'expérience de quelqu'un d'autre, on le fait naturellement.

(Thomas) Ce qui est bien aussi dans une cuisine, c'est qu'elle vous confronte au cycle des choses, non seulement avec les produits qui sont prêts à être cuisinés, mais aussi avec les déchets organiques.

(Christiane) La cuisine est un lieu universel. Je veux dire que nous avons tou-te-s notre cuisine à la maison, où nous combinons les ingrédients que nous connaissons ou que nous pouvons manipuler ou qui sont disponibles. 

(Thomas) En plus de cela, c'est aussi un processus ouvert. C'est drôle, si nous parlons de la cuisine, nous parlons aussi de cet endroit (OpenStructures).

(Christiane) Il y a tellement de nourriture autour de nous, nous sommes entourés d'aliments préparés et transformés. En apprenant à cuisiner, on comprend mieux les ingrédients, les saisons. 

Nous sommes entourés de tant de choses, et de tant d'objets qui ne vous impliquent pas en tant qu'utilisateur, mais vous êtes juste là pour vous asseoir sur votre chaise et allumer une lampe. Et une fois que vous n'en avez plus besoin, vous vous en débarrassez et en achetez une autre. 

(Thomas) Je pense aussi que, tant pour la cuisine que pour ce projet, vous comprenez que cela fait partie d'un processus plus vaste, que vous apprendrez toute votre vie. Et si quelque chose ne va pas, on peut toujours le démonter à nouveau. Et, les composants en eux-mêmes, peut-être qu'ils n'ont pas fonctionné pour moi, mais ils pourraient fonctionner pour quelqu'un d'autre plus tard, ou peut-être que quelqu'un d'autre les améliorera. 

L'accent n'est plus mis sur un certain résultat, mais davantage sur le processus d'apprentissage. Et c'est pourquoi je suis également convaincu que cela pourrait fonctionner pour de nombreuses personnes, tout comme la cuisine, cela pourrait introduire un nouveau type de perspective sur la façon d'utiliser les choses qui nous entourent au quotidien.

(Christiane) Mais il ne s'agit peut-être pas seulement de cette perspective sur la façon d'utiliser les choses qui nous entourent, mais aussi du fait que, quoi que vous fassiez, vous faites partie d'un cycle plus long. C'est le cas de la cuisine et de la manière dont les ingrédients sont récoltés ou cultivés, puis livrés et transformés par nos soins. C'est la même chose avec les matériaux et les objets qui nous entourent. 

(Thomas) Je pense que dans ce projet, nous sommes tellement obligés de faire attention à la façon dont les choses sont connectées et assemblées ; et si nous démontons, où mettre quoi, afin de ne pas perdre la trace de chaque composant…  Cela reflète également la façon dont nous traitons les matériaux, les choses et les emballages en dehors de notre vie professionnelle.

(Christiane) Une grande partie de notre travail ne consiste pas à cuisiner en soi, mais plutôt à créer l'environnement nécessaire. Et il ne s'agit pas seulement de la cuisine, mais aussi du stockage des aliments. 

La cuisine est aussi un lieu de rencontre et pas seulement de production. 

J'ai commencé par cette abondance de nourriture, du moins dans notre région du monde. Et le gaspillage alimentaire aussi. Et en même temps, de moins en moins de gens sont capables de cuisiner. Et c'est pareil pour les produits : de moins en moins de gens sont capables de fabriquer une simple étagère. 

Il faut acheter, utiliser et jeter - et juste cinq ans après, acheter la suivante et la suivante... Et en même temps, nous ne sommes même plus capables de changer une pile, parce qu'il n'y a pas de vis adaptée. 

(Thomas) Je pense que ce projet vise à faciliter ce type d'activités et de comportements, et à sensibiliser les gens à une utilisation différente des matériaux afin qu'ils puissent le faire eux-mêmes, car dans le design, cela fait partie de la réflexion, de l'intention.

OpenStructures – OS Circular Kitchen, Christiane Högner & Thomas Lommée, Extraits de l’interview réalisée en mars 2021 dans le cadre du film produit par Belgium is Design The object becomes. par Alexandre Humbert, réalisateur, et Giovanna Massoni, direction de recherche, (www.belgiumisdesign.be). 

 

Giovanna Massoni

Giovanna  (née à Milan, vit à Bruxelles) est une curatrice et consultante indépendante qui travaille dans le domaine du design et des arts plastiques. Depuis 2005, elle collabore régulièrement avec des institutions pour la promotion du design belge et international en qualité de commissaire et responsable de la communication.

À la recherche constante de méthodologies collaboratives et de formes innovantes qui puissent valoriser et communiquer au mieux la valeur culturelle et sociale du design, elle soutient avec détermination cette pratique pour sa capacité de faciliter l’ouverture, la mise en réseau et la collaboration interdisciplinaire aujourd'hui indispensables pour la construction d’un nouvel écosystème de valeurs et d’objets.   

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