Connaître sa (future) nourriture

Ces quelques dernières années, “Donner goût" est devenu synonyme de mieux connaître son alimentation, en ce qui concerne ce que l'on mange et sa provenance. Cette volonté de "connaître sa nourriture", ses origines et ses impacts s'est manifestée par des campagnes de promotion du "manger local", de l'alimentation équilibrée, etc. Le design continue de jouer un rôle dans cette transformation de la façon dont nous consommons et percevons notre alimentation.

commissaire
  • Emma Sfez, Oshin Siao Bhatt

Ces quelques dernières années, “Donner goût" est devenu synonyme de mieux connaître son alimentation, en ce qui concerne ce que l'on mange et sa provenance. Cette volonté de "connaître sa nourriture", ses origines et ses impacts s'est manifestée par des campagnes de promotion du "manger local", de l'alimentation équilibrée, etc. Le design continue de jouer un rôle dans cette transformation de la façon dont nous consommons et percevons notre alimentation. Avec cette exposition, nous souhaitons élargir le discours sur l'alimentation pour y inclure non seulement des préoccupations sur sa provenance, mais aussi sur sa destination et son futur. À travers les propositions mises en avant dans cinq projets de design différents, nous espérons aborder les questions de durabilité, de dépendance, de croissance anthropocentrique, de changements climatiques et de leur lien avec l'approvisionnement, la consommation et la disparition de certains aliments. Dans le même temps, nous avons l'intention d'examiner de plus près le rôle joué par le design dans la formation de ces différentes perspectives.

L'une des façons d’envisager  les possibilités offertes par l'alimentation est de sensibiliser les gens et de les aider à comprendre les potentialités de leur environnement immédiat. C'est ce que font Cécile Espinasse et Sixtine Blandin dans leur projet “Hidden Values " (valeurs cachées) . Ce projet met en avant le concept de " exploration urbaine " à travers une série d'ateliers qui présentent aux participants les " mauvaises herbes " comestibles et les " saveurs perdues " dans les rues et les parcs de leur quartier. Le projet présente un monde à part entière qui attend à l'extérieur de nos maisons, pour montrer comment les citoyens peuvent avoir une relation plus riche avec leur environnement direct, en offrant de nombreuses entrées et diverses sources de connaissances. Le projet pointe simultanément vers une appréciation des ressources disponibles dans notre environnement immédiat et vers la possibilité de repenser les systèmes alimentaires, qui dépendent d'une production, d'une distribution et d'une consommation conglomérées à grande échelle. 

Une autre façon d'aborder des questions similaires est décrite dans le projet The Urban Foraging du studio Sharp and Sour. Ce projet adopte une approche légèrement différente, en spéculant sur un monde où nous nous approvisionnons nous-mêmes en nourriture dans notre environnement urbain. Le projet, qui consiste à rechercher des sources de protéines, de fibres ou de vitamines dans la ville de Barcelone afin de créer trois recettes dystopiques, s'appuyant sur les inégalités économiques et la croissance démographique qui accompagnent la déconnexion de nos sources de nourriture. Ce processus, qui peut être reproduit dans n'importe quelle ville, vise à faire comprendre les possibilités et les limites de notre environnement. Le récit spéculatif utilisé présente un outil de conception pertinent, qui nous permet d'imaginer ce que l'avenir (de l'alimentation) peut/va être, et donne forme aux nuances possibles dans un tel avenir.

Un outil similaire est utilisé par Julia Schwarz dans son projet "Unseen Edible" (comestible invisible). S'appuyant sur les thèmes de la croissance démographique, du changement climatique et de leur impact sur la production alimentaire, le projet de Julia Schwarz offre un aperçu spéculatif d'un monde où le lichen est la principale source d'alimentation et de nutrition. En examinant la nourriture que les gens mangeaient pendant les famines et les pénuries alimentaires, le projet de Julia Schwarz est une pièce provocatrice qui met en lumière la possibilité de sources alternatives de nourriture, tout en alimentant les discours sur la nécessité de modifier l'organisation actuelle des systèmes alimentaires. Dans sa vidéo, elle montre les possibilités du lichen, suggérant au spectateur le potentiel de ressources que nous sous-estimons ou que nous négligeons même de considérer. Ce projet crée également un lien avec la recherche scientifique sur les possibilités et les probabilités gastronomiques pour les humains dans un avenir proche.

Le Pink Chicken Project est un autre projet qui utilise la science et le design pour réfléchir à l'alimentation en tant que question complexe. Lancé par Nonhuman Nonsense, ce projet poursuit le questionnement sur la façon dont l'alimentation, les populations et les changements climatiques sont interconnectés. Pointant du doigt les dynamiques de pouvoir mondiales qui renforcent et promeuvent le statu quo anthropocentrique, le projet suggère un "Gene Drive" pour changer la couleur de toute l'espèce Gallus gallus Domesticus en rose, afin de laisser une trace distincte dans les strates rocheuses (la croûte terrestre) et de se réapproprier  ce marqueur ? de notre époque. Se situant quelque part entre l'utopie et la dystopie, le projet tente de rediriger l'attention vers les questions techniques, éthiques et politiques sous-jacentes : quel avenir voulons-nous vraiment, et pourquoi ?

En s'attaquant à cette notion de réalité anthropocentrique, le projet de Zara Huntley et Lauren Thu sur les compléments alimentaires in/edibles remet en question la nécessité et l'impact des compléments alimentaires dans le système alimentaire général. S'appuyant sur la nature extractive et inutile des compléments alimentaires, le projet propose une provocation spéculative d'un avenir où l'épuisement des ressources naturelles fera de ces compléments un élément vital de la survie humaine. En soulignant la préexistence de compléments durables qui sont actuellement mis de côté, le projet tente d'esthétiser les pratiques alimentaires durables. 

Ces projets, ainsi que beaucoup d'autres, illustrent le rôle que le design peut jouer en s'attaquant à des questions qui existent à une échelle systémique. Allant plus loin que la question de donner du goût, ils font apparaître des possibilités sur la manière de localiser, produire, distribuer ou éliminer la nourriture. Dans les différents domaines du design et leurs frontières floues, les possibilités de réfléchir au passé, de changer le présent et d'imaginer des futurs sont nombreuses. Par le biais d'ateliers, de récits fictifs et de provocations, le design peut devenir un catalyseur de discussions, de conversations et de formations de discours, autour de questions qui nécessitent un effort et un engagement à long terme.

 

Emma Sfez, Oshin Siao Bhatt

Emma Sfez est une designer et artiste qui travaille dans le domaine du design social. Elle a travaillé avec différentes associations, collectifs et institutions. Elle s’intéresse aux questions d'activisme, de genre et de théories queer dans le domaine du design.

Oshin Siao Bhatt est une chercheuse indépendante de New Delhi (Inde)  avec une formation en sociologie, en anthropologie sociale et en recherche en design. Elle a travaillé avec des organisations dans les domaines du design, du développement et de l’enseignement  sur des sujets tels que l'engagement des citoyens, la santé sexuelle, les technologies reproductives, les soins de santé, les droits des femmes, etc. 

Toutes deux étudient actuellement au sein du master Critical Inquiry Lab de la Design Academy Eindhoven et s’intéressent à l'exploration des interconnexions entre les domaines de recherche.