Traces d’amertume

Colonisation, plantations, esclavage : ces histoires difficiles à avaler qui hantent nos assiettes

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“Vos tomates en conserve sont-elles cueillies par des esclaves ?”, demandent les journalistes Tobias Jones et Ayo Awokoya dans leur article pour The Guardian de juin 2019 dans lequel ils enquêtent sur l'exploitation illégale de travailleurs migrants par des organisations mafieuses en Italie. (theguardian.com)

Celui de la production des tomates italiennes - qui pour l’Italie représentait en 2020 un chiffre d'affaires d'environ 1,8 milliards d’euros en exportations (ismeamercati.it) - est seulement l’un des nombreux exemples de produits alimentaires dont la cultivation repose sur des logiques d'esclavage documentées mais souvant rendues invisibles.

Des fraises aux oranges, en passant par les brocolis, les mauvaises pratiques de l'industrie agroalimentaire globale ne datent pas d’hier et s’inscrivent dans la tradition coloniale extractiviste européenne qui - à travers des dispositifs tels que les plantations - a fait de l’appropriation et de la domination de populations humaines et non-humaines son modus operandi. Des méthodes dont nous avons généralement peu conscience ou que nous avons trop tendance à vouloir oublier sans les affronter.

Et pourtant, à une époque, la nôtre, de grands bouleversements environnementaux et sociaux, connaître et analyser les rapports de force qui nous lient historiquement aux terres et aux populations d’où viennent nombre des ressources alimentaires disponibles en Europe est fondamental. Retracer et exposer ces histoires au goût amer et difficiles à avaler devient un impératif culturel et politique qui nous permet de comprendre et d’agir.

L’artiste Annalee Davis originaire de l’île de la Barbade (Caraïbes) - dont les travaux investiguent les économies post-plantation - expliquait dans une interview datant de mai 2020 qu'avant de chercher à guérir, “des conversations difficiles analysant le passé, facilitant les opportunités d'élargir les identités et exprimant des solidarités pour façonner l'avenir sont essentielles” (globalvoices.org). Imaginant des situations propices à faire naître ces conversations et utilisant la table comme une plateforme d’investigation géopolitique et historique, des designers et des artistes d’horizons différents se (et nous) questionnent sur les ingrédients et les pratiques coupables qui hantent nos assiettes. Expositions, performances et/ou objets - tous les moyens sont bons.

Ces projets peuvent-ils nous aider à (re)naviguer les routes d'approvisionnement de l’époque coloniale pour mieux les questionner ? Peuvent-ils nous montrer combien nos habitudes alimentaires contemporaines reposent encore bien souvent sur des systèmes coupables établis dans le passé ? Peuvent-ils nous fournir les mots et les images pour juger ces déséquilibres ? Peuvent-ils donner un goût nouveau à l'amertume qui les caractérise ?

Rendre visible : sur les traces des anciens empires coloniaux

Le Christmas pudding est un dessert traditionnellement préparé à Noël en Angleterre. Ce plat, “tout ce qu’il y a de plus anglais”, est “préparé à partir des ingrédients les moins anglais” (cooking-sections.com), soulignent Daniel Fernández Pascual et Alon Schwabe, le duo connu sous le nom de Cooking Sections. Il ne faut en effet pas moins de dix-sept ingrédients provenant des quatre coins de l’ancien empire colonial Britannique - du Canada au Zanzibar en passant par l’Afrique du Sud et l’Australie - pour réaliser la recette originale datant de 1928.

Reflet des stratégies géopolitiques et économiques de l’empire - qui encourageait ses sujets à acheter exclusivement des aliments produits en son sein à grand coup d’affiches de propagande (delfinafoundation.com) - le Christmas pudding est devenu, pour Cooking Sections, le point de départ d’une longue recherche qui prit la forme en 2016 de l’exposition The Empire Remains Shop au 91-93 Baker Street, à Londres. Pensé comme une série d’installations, le projet donnait à voir les évolutions sociales et économiques du marché alimentaire postcolonial entre la Grande-Bretagne et ses territoires d'outre-mer.

Ce sont des préoccupations similaires qui intéressent l’artiste hollandaise Suzanne Bernhardt. Son projet Track & Trace - Route E160B retrace l’histoire du Gouda hollandais, un fromage au lait de vache dont la couleur orange caractéristique est obtenue grâce au Roucou (Bixa orellana L.), un petit arbre originaire d’Amérique Centrale dont les fruits sont traditionnellement utilisés comme pigments. Ce colorant alimentaire (répertorié sous le code européen E160b) “est utilisé dans la production de fromage hollandais depuis près de 500 ans d’histoire coloniale”, explique Bernhardt, “pour donner au produit une belle couleur jaune et créer l'illusion d'un fromage d'été toute l’année. En été lorsqu’elles paturent dans les champs, les vaches produisent un lait naturellement riche en carotène ce qui qui permet d’obtenir, lors de la fermentation du fromage, une pâte jaune clair. Au contraire, le fromage sera plus clair en hiver puisque les animaux sont nourris au foin, un aliment moins riche en carotène”. (suzannebernhardt)

“Avec la fromagerie Jacqueline van den Berg, nous avons fabriqué un fromage dans lequel le Roucou est utilisé pour créer comme une veine safranée visible symbolisant les traces de cinq siècles d'histoire entre deux continents”, continue l’artiste. “En rendant visibles ces traces, j'espère que nous apprendrons aussi à reconnaître d'autres traces similaires dans notre environnement quotidien”.

Manger l’Histoire amère

Depuis son studio installé dans une ancienne plantation de sucre familiale datant du XVIIe siècle, l’artiste Annalee Davis s'immerge dans le paysage post-plantation de l’île de la Barbade. Un paysage, dont le sol appauvri par la monoculture sucrière ​​est d’après elle semblable à "un abattoir virtuel, semant les graines des problèmes contemporains avec lesquels nous sommes aux prises aujourd'hui". (rablands.annaleedavis.com

Ce sol, qui constitue la base de son travail créatif, Davis l’a fouillé pour en extraire d’anciens tessons de porcelaine rapportée, il y a plusieurs siècles, d’Angleterre. Ces petits fragments de l’histoire coloniale, confiés au potier barbadien Hamilton Wiltshire, ont été incorporés dans l’argile pour devenir un service à thé volontairement imparfait et fissuré portant les traces du passé.

Présentée sous la forme d’une installation et d’une performance intitulée (Bush) Tea Services, l’ensemble de vaisselles permet à l’artiste de servir aux visiteurs une infusion - “tea bush” en anglais - réalisée à partir de plantes de brousse récoltées dans les champs de l’ancienne plantation de canne à sucre. La dégustation de cette boisson non sucrée devient l’occasion pour l’artiste de raconter l’histoire amère du “tea bush” : ce stimulant psycho-tropical bon marché, traditionnellement sucré, utilisé pour prolonger la capacité de travail des esclaves dans les champs. De nombreuses herbes de ces thés de brousse permettaient aussi aux esclaves de guérir certains maux ou de mettre fin aux grossesses non désirées.

Tirant son nom d’une ordonnance royale de Louis XIV datant de 1685 - qui entendait réglementer les conditions de vie et de travail des esclaves dans les territoires français d’Amérique - la performance-repas Code Noir propose une histoire culinaire des Caraïbes. Le repas est développé en quatre plats successifs, chacun correspondant à un moment historique significatif de mise en contact de cultures différentes : de la période dite précolombienne à celle des plantations de cannes à sucre, en passant par l’arrivée des européens. 

“Nous avons pensé que ce serait peut-être une histoire très difficile à digérer, dans le sens où il y a beaucoup de choses à dire”, explique Lelani Lewis, la cheffe et activiste culinaire anglaise à l’origine du projet, dans une interview (mediamatic.net) réalisée à l’occasion de sa présentation au centre d’art Mediamatic à Amsterdam en septembre 2020. Pour la rendre plus digeste, l’histoire est racontée à travers plusieurs aliments de bases riches en amidon provenant de différentes cultures et zones géographiques - le maïs, le manioc, le plantain, et l’ocra - mais s’étant tous “rencontrés” aux Caraïbes. “C'était quelque chose dont il était vraiment important de parler - les nuances et la diversité de la cuisine caribéenne - et d'examiner les influences des différents continents dans ce paysage culinaire”, confie Lewis.

Les arts de la table créolisés

L'île de Guadeloupe, région natale de Dimitri Zephir, constitue le territoire d'exploration et de réflexion privilégié de dach&zephir, le studio de design qu’il a fondé avec Florian Dach. Dans son mémoire de Master Les mailles fertiles d'un créole (issuu.com), Zephir se demande “en quoi consistait un passé esclavagiste hérité en termes de patrimoine culturel, et cherche des moyens de lire, d'assumer et de transmettre cet héritage complexe aujourd'hui”. 

“Le problème est le regard que l’on pose sur l’histoire de l’esclavage, entre douleur et domination, oubliant aussi les formes de rébellion et autres réponses à l’abomination qui vont donner naissance à des postures, des gestes créatifs, des façons de faire et d’être et dont nous sommes aussi les héritiers“, affirme le duo. (dachzephir.com/

Éritaj Kontré - l’un des projets naissant de cette longue recherche entamée en 2015 - exprime ce que dach&zephir appellent une “collision inattendue”, autrement dit, la rencontre de deux cultures, de deux régions (la France et la Guadeloupe) historiquement liées par le poids du colonialisme. Réinterprétation des objets de faïences traditionnellement ornés de scènes galantes et de paysages pittoresques et destinés à trôner sur les tables des cours princières ou royales d’Europe, cet ensemble hybride de vaisselles mêle le savoir faire de de la Faïencerie Georges de Nevers et celui de l’artisan vannier Gérard Ako en Guadeloupe - qui tresse des objets en utilisant des feuilles de cocotier. Éritaj Kontré témoigne selon les designers d’un “effort pour dévoiler et activer les divers mécanismes qui ont nourri et continuent de nourrir la culture créole. Au cœur duquel se trouve la (ré)appréciation créative et la diffusion des aspects réduits au silence de cette culture vibrante”.

studio d-o-t-s

Laura Drouet [FR] et Olivier Lacrouts [IT/FR] ont fondé d-o-t-s en 2014. À la recherche de dynamiques sociales alternatives, de récits non officiels et de pratiques expérimentales, le studio développe des projets éditoriaux et curatoriaux. Reposant sur une approche participative et interdisciplinaire, leurs projets donnent à voir, à lire et à faire.

www.studiodots.eu